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Mon dernier choc 2015
de ceux qui restent toute la vie.

Dimanche soir 20 décembre 2015, 17h30, Paris.

Je sors du théâtre de l'Odéon, abasourdi, groggy (comme ivre sous les coups, étourdi, assommé par un choc physique ou moral) sidéré de ce que je viens de voir :
Orestie mis en scène par Romeo Castelluci.
Non pas une adaptation de ces trois pièces d'Eschylle, mais une réappropriation d'un travail fait une première fois il y a 20 ans par sa troupe (la Societas Raffaello Sanzio) spectacle qu'il avait alors sous-titré " une comédie organique ". Un théâtre qui serait du théâtre total, avec des images, du son, des animaux, des hommes et des femmes, du sang, des machines sophistiquées...
Pur, cru,
obscène,
rituel,
dérisoire,
esthétique,
d'une force inouie qui nous submerge.

Une espèce de cour des miracles, avec des lapins en plâtre d'un stand de tir qui explosent, des cuirassés qui traversent la scène océan, des choses qu'on ne peut raconter, des bruits cosmiques. On prévient avant l'entrée : des scènes peuvent heurter la sensibilité des plus jeunes, à l'entrée on peut se munir de boules Quies .
(juste avant le début, une femme vient préciser avant que le rideau se lève, qu'il y aura 8 explosions, et de ne pas croire à un attentat ! ).
Un spectacle qu'on ne peut raconter tellement on a les nerfs, la peau déchirée, les frissons et les larmes incontrôlables, qu'on ne peut pas le transmettre avec des mots.


Un Agammemnon proche du trisomique, Clytemnestre et Cassandre, femmes énormes, Oreste et Pylafe maigres à l'excès, errant comme des bâtons, un coryphée à oreilles de lapin. Une roue de bicyclette à la Duchamp, une lampe de Guernica, un bestiaire à la Bacon.


On est là devant une vision apocalyptique, un hors-norme qui nous fait résonner le mythe grec d'une manière totalement nouvelle et inattendue, dans une violence inhumaine et trop humaine à la fois, une " indicible horreur " transformée en une " glaciale beauté ".


Cassandre hurlant et se débattant dans une cage de verre type papamobile produit chez le spectateur un véritable électrochoc. Au sens propre : on n'en revient pas. On se demande si on est pas en train de vivre un cauchemar, dont on ne sait si on se réveillera puisqu'on ne sait pas qu'on est en train de rêver, que tout est réel devant nous, nous fracassant la tête.
Je ne peux décrire les meurtres. Le théâtre selon Castellucci n'est pas qu'un texte qu'on interprête. La scène est écriture.
Il ne s'agit pas d'une " mise en scène " des textes d'Eschylle. Ils sont là (soigneusement sélectionnés), mais pas commes textes : comme un métal en fusion. Même si on ne s'intéresse pas à Eschylle un spectacle est là, qui même s'il peut sembler hermétique est sidérant, sidérant de force, de beauté, de violence, accentuées par une musique de Scott Gibbons tonitruante, lancinante, qui traverse tout le corps, actrice à part entière.


" Agamemnon " se déroule dans l'ombre et la nuit, " les Cléophores " dans une blancheur de craie, " Les Euménides " dans une sorte de gigantesque oeil peuplé de macaques effarés par les déambulations d' Oreste.

On a le droit de ne pas supporter, d'analyser, de chercher à comprendre, de juger, de trouver cela un peu trash, racoleur, un peu baroque ou je ne sais quoi, je vous passe tout ce qu'on a pu lire dans la presse, mais en ce qui me concerne ce fut un véritable choc, émotionnel, physique, esthétique, intellectuel, une expérience qui m'a tiré des larmes.

On est dans un théâtre iconoclaste, du côté d'Artaud et de Carmelo Bene, dans une oeuvre de visionnaire.


Je ne peux qu'encourager tout le monde à aller vivre cette expérience, puisqu'elle va toute l'année 2016 sillonner la France (Lyon, Grenoble, Lille, Strasbourg, Toulouse,...) mais à mon avis, il faut se dépêcher, il ne restera pas longtemps de places libres... Il faudra peut-être de nouveau attendre 20 ans pour revoir Orestie.
En attendant je conseille de lire le livre passionnant de Bruno Tackels (les Castellucci publié chez Les Solitaires Intempestifs).

Il y montre et analyse remarquablement et d'une manière convainquante en quoi le théâtre proposé par la Societas Raffaello Sanzio est profondément innovant, inventant une véritable " langue de la scène " où les animaux, la musique... sont aussi importants que les acteurs et autres dispositifs et qui inventent et transforment le théâtre en autre chose qu'une re-présentation.

(on peut lire aussi chez François Bon ce qui lui est consacré ici)
...

Heureusement que Béatrice, Léa et Charlotte m'ont pris par le bras et emmené dans un café. Sans elles je serais sans doute resté longtemps debout immobile sur la place désertée et froide.